Prostitution : halte au triomphe de l’interdit !
Certes, nous l'avons bien cherché. Mais le « Manifeste des 343 salauds » a déchaîné de telles attaques et injures que je me vois contraint de préciser ma pensée de petit salopard. L'idée m'en est venue durant une conversation avec Elisabeth Lévy le 10 octobre ; j'avais accepté un entretien avec Causeur parce que je trouve sain de discuter avec les gens qui ne sont pas d'accord avec moi (Elisabeth s'est opposée au mariage homosexuel, alors que j'y étais favorable).
A un moment de l'interview, elle évoqua la question de l'abolition de la prostitution, et c'est alors que j'ai suggéré l'idée d'une pétition de 343 « salauds » clients de prostituées, allusion aux 343 « salopes » affirmant avoir avorté, en 1971. Le magazine Causeur a décidé d'en faire sa couverture, avec un titre dont je ne suis pas l'auteur : « Touche pas à ma pute ». Présenté partout comme l'initiateur de cette pétition, je me suis retrouvé porte-parole des hétéro-beaufs-réacs-machistes-ringards-obsédés.
J'avais sous-estimé la violence d'Internet. J'assume sans problème de susciter la vindicte des haters, d'un Web qui semble avoir été créé pour permettre à tous les aigris du monde de se donner la main. Mais enfin : imaginez un plaisantin cloué au pilori et couvert de crachats avec un bonnet d'âne sur la tête ; le garnement finit par être tenté de se justifier.
La ministre des droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, fut la première à dénoncer le parallèle entre les 343 salopes et les 343 salauds, estimant que « si les 343 salopes demandaient à disposer de leur corps, les 343 salauds demandent à disposer du corps des autres ».
La formule sonne bien, mais elle est doublement fausse. Personne ne réclame le droit de disposer du corps d'autrui dans une relation entre adultes consentants ; il s'agit d'un échange tristement clair (plaisir contre argent), dont le principal défaut est de ne plus correspondre à la morale républicaine.
LIBERTÉ DE DISPOSER DE SON CORPS
Quant à la prostituée qui a choisi son activité, ne se bat-elle pas pour la liberté de disposer de son corps ? Passons là-dessus. Je ne devrais pas m'exprimer sur un sujet que je connais mal, mes investigations s'arrêtant au Baron de l'avenue Marceau (ancienne époque, fin 1980 début 1990, avant que ce bar à hôtesses ne devienne une boîte à la mode). A mon humble avis, seule la parole des prostituées devrait être écoutée.
La seule vérité dans mon parallèle provocateur entre « salopes » et « salauds », c'était ceci : en 1971, les femmes qui avortaient étaient stigmatisées, honteuses ; en 2013, les clients de prostituées sont stigmatisés, honteux. Il est là, le point commun. Proposer une loi pour pénaliser les clients des prostituées revient à dénoncer des personnes qui se trouvent, qu'on le veuille ou non, en situation de détresse et d'isolement. Ce dont on ne parle jamais dans ce non-débat, c'est de la misère sexuelle.
Pénaliser les clients de prostituées revient à humilier des individus déjà frustrés, car ils n'ont pas accès à la merveilleuse jouissance promise par la publicité, le cinéma, les magazines et la télévision. De même qu'une femme qui avorte n'est pas une salope, un client de prostituée n'est pas un salaud ; c'est un paumé solitaire dans une époque de fête sexy.
On caricature la prostitution comme une relation sordide dans un caniveau, alors que cela peut aussi être un homme dépressif sauvé dans un bar par une femme qui l'écoute et lui tient la main pour l'aider à traverser sa nuit. Que se passera-t-il quand il n'aura plus cette soupape de sécurité ? Certains deviendront-ils dangereux ?
Il est permis de se demander comment la police procédera pour arrêter ces ignobles porcs : à quel moment seront-ils dans l'illégalité ? Quand ils aborderont la fille, quand ils la paieront ? Les contrevenants seront-ils arrêtés, menottés, placés en garde à vue ? Qui va les dénoncer : les prostituées, les voisins, leur épouse ?
QUID DE LA PROSTITUTION HOMOSEXUELLE ?
La prostitution existe pour les deux sexes : beaucoup de femmes seules, âgées, abandonnées, sont enchantées d'avoir recours à des escort boys. Et quid de la prostitution homosexuelle ? La cause semble entendue : un client qui va voir une prostituée du sexe féminin est un affreux macho, mais si un homme va voir un autre homme, lequel domine l'autre ?
Je croyais naïvement que notre pétition susciterait un débat sur cette nouvelle extension du domaine de la police. Mais le débat n'aura pas lieu : le sujet est trop tabou et l'époque trop puritaine. La loi sera probablement votée à l'unanimité, comme cela se pratique dans toutes les grandes démocraties.
J'envie les étudiants de Mai 68, pour qui « il était interdit d'interdire » ; maintenant qu'ils sont au pouvoir, les anciens soixante-huitards proclament plutôt qu'« il est urgent de ne plus rien permettre ». Il existe probablement au gouvernement des conseillers chargés chaque jour de trouver de nouvelles prohibitions.
Permettez-moi de leur suggérer les prochaines interdictions possibles : la boxe, le rugby, le beurre, le foie gras, le scooter, le skateboard, la vodka, les films porno, la corrida, le fromage non pasteurisé, l'amour sans capote, les 24 heures du Mans, le bronzage sans crème solaire, les bonbons, le Coca-Cola ?
Il y a, en France comme presque partout dans le monde, une extraordinaire hypocrisie sur la prostitution : une majorité de nos concitoyens est déjà allée une fois au moins dans sa vie rendre visite à une professionnelle ; pourtant personne ne l'avouera. Nous vivons dans un capitalisme de tartuffes dont la prostitution est une grotesque métaphore.
La France a interdit les maisons closes sans interdire les filles de joie ; elle s'apprête à pénaliser la clientèle en autorisant le racolage passif. En 2012, fut inauguré un splendide Musée Toulouse-Lautrec à Albi tandis qu'aujourd'hui ce peintre serait verbalisé comme un gros dégueulasse.
Et je suis prêt à parier que, parmi toutes celles et ceux qui furent outrés par le « Manifeste des 343 salauds », beaucoup furent amoureux des muses de Baudelaire, Maupassant, Toulet, Proust, Simenon, Henry Miller et Houellebecq, et pleurent la mort de Lou Reed qui célébrait les bas-fonds en chantant : « Hey babe, take a walk on the wild side »
Frédéric Beigbeder ( Ecrivain)